Filmographie / Presse

Chacun cherche son chat
PREMIERE - Avril 1996 - AUTEUR : Par Les frères K.

Le CHAT est donc une histoire vraie ?

Tout est parti d'une amie qui travaille dans le design - un milieu un peu branché - et qui a donné son chat à garder à Renée [Le Calm, mémé-titi parigote et recueilleuse de chats à la ville comme à l'écran]. Renée, je la connaissais parce qu'elle était figurante dans RIENS DU TOUT. Et dans LE PERIL JEUNE, c'est elle qui dit, à la boulangerie : "Y'a des jeunes partout, c'est le péril jeune !" Toutes les "petites vieilles" du film sont "vraies" sauf deux [les comédiennnes Jacqueline Jehanneuf et Andrée Damant].
J'ai trouvé amusant que cette histoire de chat réunisse deux personnes que je connaissais dans la vie, et comme je cherchais un sujet de film sur Paris, je me suis dit que c'était peut-être une bonne idée.

Au départ, ce devait être un court-métrage ?

Oui, un court-métrage où tout était trop court, avec énormément d'événements, tous traités en raccourci. Ce qui est resté de cet esprit, c'est, par exemple, l'ellipse des vacances de l'héroïne [Garance Clavel] : gare de Lyon, un seul plan d'elle à la mer, retour gare de Lyon. Soit cinq secondes de vacances. Et puis, je me suis dit que c'était dommage de faire tout le film comme ça, qu'il fallait rentrer dans le quartier, rentrer dans l'histoire de la fille...
Au départ, ce court devait s'inscrire dans un projet collectif : on était six à vouloir refaire un Paris vu par... Il y avait Philippe Harel [coscénariste des "Apprentis" et réalisateur d'Un été sans histoire], qui était à l'origine du projet, Catherine Corsini ["Les Amoureux"], Agnès Merlet ["Le fils du requin"], Marion Vernoux ["Personne ne m'aime"] et Malik Chibane ["Hexagone"].

Ces gens-là, c'est ta "famille" de cinéma ?

J'ai des goûts très divers, de Jean-Pierre Jeunet à Christian Vincent. Récemment, j'ai vachement aimé Les Apprentis [ de Pierre Salvadori], j'aime bien les films de Philippe Harel, Marion Vernoux, Jacques Audiard, Cédric Kahn, Pascale Ferran... Il n'a pas vraiment de "famille" là-dedans. Contrairement à la Nouvelle Vague, il n'y a pas encore moment d'unité "contre" quelque chose. On est dans une période de diversité, d'acceptation des autres. L'opposition archaïque de deux mondes très théoriques - capitalisme contre communisme, Blancs contre Noirs... - s'est effondré. Il faut se démerder avec ça, avec cette complexité.

Le Pigalle de Dridi est un cousin de la Bastille du CHAT ?

C'est peut-être ce qu'il y a de plus proche. Avec le cinéma de Jean Rouch. Je pense qu'on a fait le film de la même façon, en cherchant des gens qu'on ne voit pas au cinéma, des gens de la rue... Le CHAT est un film absolument sans contraintes, à part celles que je me suis données, de temps et de budget. Ce sont des films pas polis, qui ne cherche pas à coller avec une esthétique pré-établie. Ça a l'air d'être du reportage, mais c'est du reportage très organisé. Il y a plein de chose qu'on a faites en sachant que "ça ne se fait pas", en mélangeant des principes de cinéma académique avec des idées plus spontanées. Du coup, on ne sait plus si c'est fait exprès ou pas... On retrouve un peu ça dans les films de Cassavetes ou les photos d'Helmut Newton, à la fois très composées et accidentelles.

C'est un beau film où il fait beau ! Plus soigné sur le plan visuel que LE PERIL JEUNE...

On a fait gaffe à tourner les jours où il faisait beau. Mais, évidemment, il y a une grosse part de pot. Dans LE PERIL JEUNE, je n'avais pas pu faire visuellement tout ce que je voulais, essentiellement pour des raisons financières. Là, avec Benoït Delhomme, le chef op, on voulait absolument tourner en 35 mm, même si ça gonflait énormément le budget par rapport au 16. Et puis, il y a eu un très gros travail de repérage avant le tournage, et de stylisation pendant. Ça reposait beaucoup sur le fait de voir des gens en ombres chinoises sur des décors très colorés.

Le film propose de s'occuper de son voisin plutôt que d'essayer de "changer la vie" ?

Il y a certainement de ça. A ce propos, j'aime beaucoup A la vie, à la mort, de Robert Guédiguian. Dans son film, pour améliorer les choses, il ne s'agit pas tellement de fonder un parti politique mais de s'occuper des gens autour de soi. Les solutions minimalistes, sont, en ce moment, finalement les seules. On entre dans une ére de petits sytèmes - Internet, c'est la petitesse, des gens qui se parlent entre eux. C'est une révolution très insidieuse, il n'y a plus de grands discours, de grands penseurs, de grands leaders. Il y a des gens qui peuvent dire des choses importantes pour une seule personne.

Tu as eu la chance d'avoir des parents communistes ?

Oui, mais ils ont arrêté assez vite ! C'est ce que je décris dans LE PERIL JEUNE, je suis de la génération juste après 68. Du coup, j'ai toujours eu une certaine distance dans mes engagements. Dans le fait de prendre une carte, quelle qu'elle soit, il y a un truc que j'ai toujours trouvé ridicule.

Tu as quelle formation ?

Hypokhâgne, khâgne, une maîtrise de cinéma et puis deux ans aux Etats-Unis, à l'Université de cinéma de New York.

Tu y étais en même temps que Jarmush ?

Je suis arrivé l'année où Spike Lee venait de partir. Jarmush, c'était deux, trois ans avant.

Pourquoi pas une école de cinéma en France ?

J'ai été recalé deux fois de l'Idhec [devenue la Femis]. Ils n'ont pas voulu de moi, et je les en remercie encore parce que j'ai découvert autre chose. A New York, tout a été enrichissant pour moi, autant l'école que l'expérience elle-même. J'ai appris la technique, la direction d'acteurs, l'esthétisme... Et j'ai compris que la technique pouvait amener la poésie, qu'il n'y avait pas d'opposition entre les deux. Et je me suis dit qu'il fallait que je fasse beaucoup de films parce que j'étais - et je suis encore - dans une période d'apprentissage. Les grands cinéastes que j'aime, ils ont fait plein de films avant d'en faire des "grands". Je suis dans cette logique-là, contre la suprématie du premier film. En France, il y a le premier film, et après on s'en fout presque. Cette espèce de mythe à la Citizen Kane... Je préfère les gens qui se sont révélés au fur et à mesure, comme Hitchcock, Huston, Lubitsch ou Woody Allen.
Moi, ça fait dix ans que je fais du cinéma, et j'ai passé quatre ans à attendre de pouvoir en faire alors que je me sentais prêt. Par rapport à ces années terribles où je me sentais comme dans une salle d'attente, maintenant que les producteurs m'en donnent l'occasion, j'en profite : je sais que ça peut ne pas durer.

Compliqué de travailler sur deux films en même temps ?

Au départ, le CHAT, c'était pour attendre de tourner UN AIR DE FAMILLE. L'intéressant, en les faisant en même temps, c'est qu'il y a avait un travail sur la spontanéité et la légèreté d'un côté, et de l'autre, un travail sur la technique et la précision. J'aimerais échapper aux étiquettes. Je n'ai pas envie de m'enfermer dans un genre. J'ai d'ailleurs un projet - que j'essaie de monter depuis trois ans - très différents de ces deux-là. A la base, c'était un film de science-fiction comique. Maintenant, ce serait plutôt un film sur le rêve, sur le rêve du futur...

Dans le CHAT, on retrouve à peu près tous les thèmes de la presse féminine...

Y a pas de secret : ce que racontent les romans Harlequin ou les magazines féminins contient une part de vérité qui peut se retrouver dans n'importe quel film ou roman. Ensuite, c'est une question de traitement.
Je suis assez peu sensible aux films de "faiseurs". Ce qui m'intéresse, c'est le style. Il y a l'histoire et la manière de la traiter. La façon dont on la traite m'intéresse plus que l'histoire elle-même. C'est vrai que Elle parle des mêmes choses que CHACUN CHERCHE SON CHAT, mais pas de la même manière. Maintenant, si on a que du style et pas d'histoire... C'est aussi ce qui m'a intéressé dans UN AIR DE FAMILLE : réaliser un film que je n'ai pas écrit, m'approprier quelque chose qui ne m'appartient pas. UN AIR DE FAMILLE est-il un film d'auteur ou pas ? Par ailleurs, je m'en fous un peu ! La notion d'auteur, c'est surtout qu'i y a une personne reponsable de tout. Depuis qu'on a décidé que je réaliserais UN AIR DE FAMILLE, le film m'appartient complètement - le texte, le wasting, la musique... C'est important de tout reprendre à son compte. Sinon, on fait du mauvais cinéma américain. Scoecese, Woody Allen ou Tarantino sont peut-être meilleurs que les autres parce qu'ils se comportent en "auteurs", même avec les scénarios des autres.

Tu connais les paroles de la Mère Michel ?

Oui, je les avais sur le tournage. C'est assez noir comme chanson !

Tu es capable de dire le titre de ton film ?

Oui, Chacun-cher-cheu-son-chat !

Ah, tu prononces bien le cheu...

Oui, c'est la seule façon... J'ai répété très longtemps.

CHACUN CHERCHE L'AUTRE
Mai 1997 - AUTEUR : Madeleine Kammoun-Carlet

Vous avez dit : le cinéma, c’est pour moi se promener, découvrir des lieux, aller à la rencontre des gens, votre imaginaire rejoint-il toujours le concret ?

Oui, je pense que l’imaginaire est forcément fait du concret et du réel. Ce qui me plaît, c’est le passage permanent entre l’irréel, voire le surréel ou le surréaliste, et la référence à la réalité. Des peintres qui se situent entre l’abstraction et la figuration, comme Morandi, Nicolas de Stael ou Giacometti, n’ont parlé que de réalité, à travers une tentative d’échapper hors du réel.

Vous avez fait une école de cinéma aux Etats-Unis, qu’avez-vous retenu de la méthode américaine, cela a-t-il changé votre regard ?

Vivre à New York, loin d’ici, m’a autant influencé que l’école de cinéma en elle-même. J’ai appris, là-bas, à être plus concret, à ne pas partir d’un symbole pour l’élaboration d’un scénario, mais plutôt d’une image qui me plaît, et à essayer de faire sortir cette image de sa réalité. Aux Etats-Unis, dans l’écriture, ou dans la direction d’acteurs, on doit être davantage dans l’action que dans la méditation ou la réflexion, ce que j’appelle depuis le « just do it ». Ils abordent tout, plus simplement, sans trop intellectualiser. Il est vrai que les Américains ont souvent un côté primaire, péjorativement connoté en France, mais je pense qu’il y a une grande différence entre le simplicisme et la simplicité.

La notion d’auteur ne se réduit pas à la notion d’ego, même pour les films dits autobiographiques. Puisez-vous toujours votre inspiration dans votre alter ego ?

En France, la notion d’auteur est liée à cette histoire d’ego. Il y a des mots qui reviennent : « sans compromis », « sans concession », il faut « mettre ses tripes sur le papier », tout ce qui fait dire que l’auteur, c’est celui qui s’analyse pleinement. Mais quand le regard est toujours tourné vers soi, il y a un moment où tout ça devient stérile. J’essaie de trouver une voie où on peut parler des alter ego, de la réalité tout en restant soi-même. C’est une démarche intermédiaire qui m’intéresse, entre l’intime et le monde. Quand j’ai fait Riens du tout, il y a eu un moment pendant l’écriture où je me suis demandé pourquoi je voulais parler de la vie d’un grand magasin, alors que tout m’était extérieur. Et dans un deuxième temps, j’ai essayé de rapprocher ça de moi. En fait, mes parents ont divorcé quand j’étais très jeune et ce film parle des problèmes qu’un enfant de divorcés peut avoir ; c’est ce que le P-DG représente, il essaie de rassembler des gens et finalement échoue. Ce qui est profondément personnel m’est apparu bien après toute l’étude et l’enquête que j’avais pu faire sur un grand magasin, les interviews de P-DG, de directeurs des ressources humaines, de syndicalistes, de vendeuses. Etre auteur, pour moi, c’est s’intéresser au monde extérieur et aux autres d’une façon personnelle, et ce n’est pas forcément incompatible.

Est-ce que le rôle du metteur en scène consiste à rester derrière le comptoir (en rapport avec le dernier film que vous avez fait), non pas comme un étranger, mais comme une sorte de coryphée qui commenterait l’action ?

J’ai commencé à douze ans à faire de la photo et c’est devenu problématique pour moi, de toujours me considérer comme un observateur et un voyeur. Imaginer que je pouvais aller quelque part sans ramerner des images revenait à dire que je n’avais plus de fonction. Il a fallu, vers l’âge de dix-huit ans, que je fasse un travail libérateur… Vivre et voir étaient devenus opposés. Je pense qu’être réalisateur, c’est parvenir à rassembler ces deux moments. Comme disait Camus, il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. Je pense que chaque réalisateur a son voltage particulier. C’est assez bizarre, d’ailleurs, de voir à quel point les tournages sont différents selon les réalisateurs, certains sont autoritaires, d’autres calmes, timides, ou angoissés. Leur personnalité fait passer un courant un différent et établit des correspondances, des résonances chez les acteurs et les techniciens. Il y a tout le temps une relation qui se fait entre ce qu’on est, la vie qu’on mène et ce qui se passe sur un plateau.

Vous sentez-vous proche de Cassavetes, dont le cinéma évolue pourrait-on dire au fur et à mesure qu’il se fait, à la façon parfois d’un reportage ?

C’est quelqu’un que j’aime beaucoup et qui m’a beaucoup influencé, surtout ces derniers temps, mais je pense être très différent de lui pour plusieurs raisons. Chacun cherche son chat est un film qui est vraiment construit sur cette logique-là, une espèce d’opportunisme, comme pour un reportage, où le scénario de départ n’était pas important, avec en même temps une mise en scène visible, des ellipses, des effets de cinéma. C’est un film qui est parti des personnages, de la rencontre avec Renée, ou d’autres. Je pense que Cassavetes était plus direct, plus spontané, alors que moi je cherchais quelque chose d’intermédiaire, comme chez Jacques Tati. Henry Moore, avant de faire ses sculptures, préférait faire des maquettes qui l’amenaient directement dans un espace tri-dimensionnel, sans la réduction aux deux dimensions d’un dessin préparatoire. Dans Chacun cherche son chat, dans Riens du tout ou dans d’autres films, même avec un scénario qui est l’équivalent de l’esquisse pour le sculpteur, je n’ai pas voulu passer par un autre média ; j’avais tous les matins des ingrédients et je faisais du modelage : il y avait des acteurs, des bouts de dialogues… c’est peut-être ça qui a donné sa fraîcheur au film. C’est pour moi une des grandes questions en ce moment, comment essayer d’allier la légèreté à un long travail préliminaire sur un sujet.

Vous avez fait plusieurs courts métrages, et quatre films. Ceux-ci parlent surtout du rapport de l’individu au groupe, par une articulation constante entre la psychologie individuelle et les lois de la société. Dans Riens du tout, un grand magasins et un groupe d’employés, dans Le Péril jeune, un groupe de lycéens, dans Chacun cherche son chat, un groupe d’habitants d’un même quartier, dans Un air de famille, un groupe familial. Que sont pour vous ces gens ordinaires qui vous intéressent ?

J’aime remarquer ce qui est normal, ça fait partie de la théorie de la théorie de Perec sur l’infra-ordinaire, ce qui est absolument paradoxal mais très vrai. En ce qui concerne le rapport de l’individu au groupe, c’est une des choses qui me gênent le plus dans le commun du cinéma français, on ne s’intéresse qu’à l’intime ou à quelque chose d’intimiste, ce que mon scénariste nomme : « état d’âme sur canapé » ! A l’opposé, les films qui ne sont que politiques et idéologiques sont aussi assez pénibles, et donc j’espère qu’il y a une voie à trouver entre les deux parce que les cinéastes que j’aime, comme Fellini, comme Woody Allen ou Scorsese sont des gens qui, à travers une histoire d’amour ou un problème social, parlent aussi d’autre chose. Voilà ce que j’aime dans le politique, il y a de l’intime dans le politique et il y a du politique dans l’intime. C’est ce courant qui passe entre ces deux pôles qui m’intéresse. Mon père est physicien, il travaille sur l’origine et les constituants de la matière, tandis que ma mère est psychanalyse et s’intéresse au psychisme. Or, mes films esssaient de regarder ce qu’il y a dans la tête des gens et dans l’organisation du monde. Ce n’est sans doute pas un hasard !

Dans Riens du tout vous créez une galerie de portraits, une mosaïque de personnages entre fiction et reportage, qui ne frisent jamais la caricature et par lesquels vous envoyez des flèches satiriques contre les idées reçues. Est-ce que la vie quotidienne est à elle seule un spectacle suffisamment drôle ?

Ce qui est drôle, c’est que les films les plus délirants sont toujours inférieurs aux délires de la vie. La notion de caricature m’intéresse en ce moment. Je trouve amusant qu’on puisse dire que Luchini dans Riens du tout est caricatural, que la styliste dans Chacun cherche son chat l’est aussi ; mais peut-on voir Jean-Paul Gaultier, Sonia Rykiel ou Karl Lagerfeld, autrement que comme des caricatures ? Suis-je caricatural en décrivant un personnage outancier ? On a besoin de sincérité pour qu’un personne puisse être parlant, cependant on est obligé d’appuyer le trait, c’est que qui permet aux gens de voir ce qu’ils ne voient plus. Céline, quand il parlait de la façon dont il voyait la réalité, disait « ce qui m’intéresse, c’est le style ». On revient à ce qu’on disait sur la peinture, il y a un moment où il fait arriver à trouver son trait et si ce trait est un peu gros parfois ce n’est pas grave. Ce qui me plaît dans les esquisse de Giacometti, quand il fait « l’homme qui marche », avec seulement trois traits au fusain, c’est que c’est vivant, alors que ça ne ressemble pas au corps et pourtant ça ne renvoie qu’au corps.

Archétype ou caricature ?

Il faut trouver le bon terme, parce que là aussi, en France, le mot caricature est très péjoratif. Je donnais un cours à la femis sur cette notion et je montrais cinq exemples différents. Je suis parti d’un sketch des Deschiens en expliquant ce qu’est la caricature, c’est-à-dire l’art du clown, poussé à l’extrême. Avec un extrait de Jacques Tati, on passe à la stylisation. Dans des films hollywoodiens, on arrive à l’archétype. Et j’ai fini le reportage en montrant un film de Cassavetes . La caricature n’est pas seulement un problème, on voit bien que chez Daumier c’est aussi artistique.

Dans Riens du tout, vous abordez le problème de la solitude vécue par des gens qui se côtoient et ne se rencontrent jamais. A travers le malaise du solitaire et surtout la nostalgie du collectif, parlez-vous de politique ?

Oui, c’est clair. Chacun cherche son chat est un film foncièrement apolitique, sans discours. Il y a juste une petite annonce à la radio annonçant que Chirac vient d’être élu. Et justement, j’ai mis ça pour dire à quel point le film était politique. C’est une attitude politique de n’y attacher aucune importance. C’est vrai qu’on est passé d’un gouvernement de gauche à un gouvernement de droite. Ça ne change absolument pas la vie des gens. Par contre, la politique c’est de savoir, quand quelqu’un perd son chat, si son voisin va l’aider. Finalement, dans ce film, il n’y a pratiquement que des exclus, alors que ce sont tous des gens qui font partie de la société. Une ville fabrique de la séparation, la démocratie engendre de la non-participation…

Ne trouvez-vous pas que, sous prétexte d’évasion, le cinéma échappe rarement à l’univers social de la bourgeoisie ?

La raison principale, c’est que tous les réalisateurs sont bourgeois. Il serait temps de s’en apercevoir. On est pris dans une sorte d’engrenage qui fait qu’un paysan devenu cinéaste n’est pas un paysan. Il y a énormément de peintres issus des milieux prolétaire, paysan ou ouvrier. A partir du moment où ils ont exposé leurs tableaux, ils étaient en opposition avec leur milieu. C’est un grand problème. Je suis issu d’un milieu intellectuel, pas forcément très riche, mais en tout cas bourgeois. Faire du cinéma suscite une espèce de sentiment élitiste. Le terme d’évasion est peut-être une des valeurs bourgeoises. Par contre, il y a toujours la tentation de faire semblant qu’on est ordinaire, comme chez Cassavetes, chez Renoir, ou chez les réalisateurs plus proches du mouvement ouvrier, le désir de faire croire qu’on est proche des gens « normaux », qui ne font pas partie du milieu du cinéma.

Dans Le Péril jeune, vous faîtes une peinture impressionniste d’un groupe de lycéens par petites touches, sans dessein moralisateur, vous choisissez une distance intermédiaire entre le recul de l’observateur et le portrait du camarade. Pourquoi dîtes-vous que vivre les choses de l’intérieur permet d’avoir une distance ?

Quelqu’un qui n’était pas du tout sportif disait : « Je ne comprends pas pourquoi des gens en short s’agitent en tout sens sur de grandes pelouses vertes. » C’était sa définition du football. Mais seulement quelqu’un qui n’a jamais joué au football peut dire cela. Pour voir, il faut avoir vécu. Pour bien voir un amoureux, il faut avoir été amoureux.
En ce sens, je suis assez opposé à Desplechin, parce qu’il affirme : quand on aime pas la vie, on fait du cinéma. La pellicule, c’est de la matière morte et inerte avec laquelle on essaie de faire croire au vivant. On est toujours dans le paradoxe de l’art qui est un mensonge permettant d’atteindre la vérité, Picasso le disait.

Dans Le Péril jeune, être jeune revient-il à affirmer sa différence ?

Oui, on a besoin de fabriquer de l’ego, quelque chose qui fait qu’on se distingue des autres. Nous en parlions beaucoup avec Jean-Pierre Bacri, sur Un air de famille. On disait que les gens révoltés sont ceux qui ont gardé une part d’adolescence en eux. Jean-Pierre Bacri déclare souvent : « je n’aime pas les gens qui tirent le frein à main », qui tout à coup s’arrêtent, renoncent. Le sentiment de révolte, né à l’adolescence, peut être négatif, ridicule, mais nécessaire pour cultiver ce simple désir de lutte, le projet de « changer la vie ».

Dans l’expression du mal-être, de la solitude et du danger de marginalité, vous touchez le spectateur. Cherchez-vous toujours son adhésion ?

Parmi les phrases qui reviennent souvent en phrase, on lit : « Je refuse les compromis. » Faire croire qu’on ne cherche pas l’adhésion du spectateur est une absurdité. Pour moi, le cinéma est un échange avec le public, sans forcément faire du cinéma commercial et compter les entrées.
Une chose que j’aime beaucoup chez Scorsese, c’est que son cinéma ne parle que de marginalité, comme dans Les Affranchis par exemple, et du goût du spectateur pour la violence, pour l’extraordinaire. Je pense qu’il a bien saisi ce vrai paradoxe, au cinéma : un art de masse qui s’adresse soi-disant à tout le monde, en parlant de la marginalité. Il n’y a pas de leçon, pas de morale dans Le Péril jeune, et on ne sait pas si les gagnants sont ceux qui restent en vie. Dans cette histoire, j’ai perdu des amis, comme Tomasi, sur lesquels je pouvais rêver, parce que je me suis toujours considéré, notamment au lycée, comme très normal. Il y a ce sentiment affreux qu’ils ont disparu parce qu’ils ont été trop extrémistes. Je trouve que c’est quelque chose qui ressort bien dans le film, un sentiment assez amer, d’être normal.

Dans Chacun cherche son chat, le chat est un prétexte, un fil conducteur entre les différents protagonistes et aussi entre les deux mondes, l’ancien et le moderne. A posteriori, pensez-vous que le choix d’un chat soit signifiant ?

L’histoire a prouvé que c’était encore plus signifiant que je ne le pensais. Le cinéma est un univers symbolique. Le film n’a pas d’intérêt s’il ne s’agit que d’un chat. C’était même un paru, de quitter le point de départ, pour parler aussi de Paris, des rapports entre vieux et jeunes. Dans Le Péril jeune, l’histoire c’est la mort d’un jeune homme et la naissance d’un bébé ; dans Riens du tout, c’était le centenaire de ce grand magasin, qu’il fallait moderniser. Ce thème revient dans tous mes films, de façon assez sous-jacente, un monde ancien qui disparaît et un nouveau monde qui surgit, c’est peut-être aussi le problème d’une fin de siècle.

Dans Chacun cherche son chat, vous faîtes une peinture au vitriol du milieu de la mode, à la façon d’Altman, mais je trouve que c’est plus efficace et plus féroce que dans Prêt-à-porter. Avez-vous des comptes à régler avec la mode ?

Non. Lorsqu’on me demande quel personnage est le plus proche de moi dans le film, je pense que c’est la styliste… La mode, ça a forcément un aspect ridicule parce qu’on ne s’occupe que de l’apparence. En même temps, j’essaie de m’en moquer avec douceur, parce que mon métier est le même : quand elle hésite entre la barette bleue ou la barette rouge, je sais que le matin sur le tournage avec les acteurs, c’est pareil.
Pour Chacun cherche son chat, je me suis inspiré d’une photo d’Helmut Newton, une petite maquilleuse en train de maquiller une immense mannequin en manteau de fourrure. C’était beau et assez féroce, ce rapport de forces incroyable, entre une fille plutôt jolie, complètement estompée par la beauté du top model !

Vous décrivez aussi l’isolement, la jolie mannequin obligée de passer par les petites annonces pour rencontrer un homme. L’amour est ici décrit comme un vide ou un espoir entre le « trop tard » tragique ou le « pas encore » attendu. Pensez-vous que l’isolement touche de la même façon tous les âges ?

Oui, il n’y a pas de raison ! C’est différent suivant l’âge, si je puis dire. Dans Le Péril jeune, je montre à quel point l’isolement adolescent est fort. La solitude des jeunes vient du fait qu’ils ne savent pas rencontrer les autres. Chloé a plus simplement du mal à choisir. Renée, son problème d’isolement est lié à autre chose, elle ne vit plus avec quelqu’un. Et puis il y a l’isolement professionnel, dans Riens du tout. On est dans une époque profondément individualiste, en amour comme en politique. Je me suis aperçu que le nombre de dépressions nerveuses a augmenté en même temps que la baisse de fréquentations des syndicats. Aujourd’hui les problèmes se résolvent, ou plutôt ne se résolvent pas, de façon individuelle. J’y suis sensible mais en même temps je ne suis pas un pessimiste de l’amour. Je pense que la meilleure façon de parler de l’amour, c’est de parler du moment où il n’existe pas. A la fin, ce qui provoque énormément de plaisir dans Chacun cherche son chat, c’est que Chloé trouve l’amour, et le pire serait de la montrer vivant l’amour parfait. Il faut faire naître le courant, mais ne pas voir le moment où la lumière s’allume. C’est ce que je trouve très beau dans Un amour de Swann, la description de l’avant et de l’après.

Dans ce film, vous pratiquez l’art de l’ellipse avec une rare efficacité comique (voir la scène des vacances). Est-ce un style délibérément épuré ou la trace de ce qui devait être au départ un court métrage ?

C’est évidemment la trace du court métrage. Impossible, en revanche, de faire exister Renée sur une trop courte durée. Il y a un moment où Chloé se maquille, pour aller en boîte, elle reste quinze secondes, et dans le plan suivant, elle se démaquille parce qu’il ne s’est rien passé : une façon de traiter le quotidien avec une mise en scène originale, où l’ordinaire surgira tout à coup. Beaucoup de filles ont trouvé cette image terrible. 
Je vous disais, au début, que j’aimais Morandi. Il n’a peint de des bouteilles, le sujet n’a aucun intérêt, mais c’est extraordinaire. L’exemple parfait d’une absence totale de sujet. Je pense que Chacun cherche son chat est un film qui ne marche que par le style.

Vos petites apparitions muettes dans les films, est-ce une signature à la Hitchcock ou la nostalgie de ne pas jouer la comédie ?

C’est un peu les deux. Au départ, j’ai eu envie de jouer. Et puis, comme on m’a vu dans mes deux premiers courts métrages, j’ai continué dans Riens du tout, j’ai décidé que c’était une bonne façon de signer le film. Mon premier court métrage a dix ans, c’est assez drôle de voir ma tête à cette époque. Sans vraie référence, je trouve que le principe est bon.

Quand vous dîtes que Chacun cherche son chat fait partie des films « impolis », voulez-vous parler d’une esthétique ?

On a tendance à enjoliver les choses quand on les films. Dans Chacun cherche son chat, parce que ça faisait partie du sujet, je cherchais systématiquement à montrer les chantiers plutôt qu’à les enlever. Quand je dis que ce n’est pas un film poli, c’est justement parce qu’il va vers des choses qu’on ne montre pas d’habitude. Renoir disait que la première image qui vient est toujours un cliché, et je crois qu’il faut beaucoup gratter pour aller vers une image « pas polie ».

Dans Un air de famille, vous décrivez la famille comme une fabrique à séparation. Est-ce pour vous une généralité ou une idée reçue ?

Dans La Psychanalyse des contes de fées de Bettelheim, tout conte de fées est un apprentissage pour apprendre à sortir de chez soi. Je pense que c’est le travail des parents, et des enfants, de réussir ce passage. C’est à la fois vital et tragique.

Jean-Pierre Bacri dit « le fléau de la famille, c’est la familiarité, on n’a plus la distance, donc le respect, on se connaît trop et trop mal, on ne sait plus se considérer et être considéré ». Etes-vous d’accord ?

Oui. C’était une vraie collaboration, leur texte et ma mise en scène. Il y a une espèce d’osmose bizarre entre les deux. Je crois que c’est sur ce thème de considération qu’on se rejoint. Quand je parle des riens du tout, je parle des gens qui demandent à être considérés, reconnus. Je pense qu’Un air de famille s’inscrit tout à fait dans la lignée de mes autres films.

Dans ce film, la caméra utilise pleinement la possibilité de provoquer une intimité, une identification avec les êtres, pas l’usage des gros plans. Est-ce là l’intérêt de l’adaptation au cinéma d’une pièce de théâtre ?

Ce n’est pas forcément le seul intérêt. Je me suis dit que si je prenais un parti pris cinématographique trop fort, je n’avais renvoyé qu’au théâtre, à quelque chose de trop stylisé, et j’ai donc essayé de travailler sur motif. Partir d’un texte de théâtre m’a amené à voir ce qui pouvait être cinématographique là-dedans, scène par scène, à la fois dans le traitement de la lumière, du son, dans le fait d’accepter ou non le huis clos, dans des respirations et des scènes rajoutées à l’extérieur. La critique a nié le fait qu’on puisse faire du cinéma en partant d’une pièce de théâtre. Je pense pourtant que ça m’a aidé à créer des choses que je n’aurais pas pu inventer à partir d’un texte écrit par moi-même. C’est évident pour les gens qui ont vu les deux.

L’affiche du film montre un miroir au spectateur pour qu’il y voie une ressemblance. Vous sentez-vous un air de famille avec les personnages ?

J’ai un air de famille avec le fonctionnement de cette famille, mais pas du tout avec les personnages. Le miroir, c’est une idée du producteur, Charles Gassot. Il s’agit d’un film sur la réflexion au sens de réfléchissement, mais c’est aussi un film qui fait réfléchir, avec un rire qui laisse des traces. 
Il y a aussi quelque chose que j’aime bien distiller dans mes films, dont on n’a pas parlé, qui existe chez Fellini et chez Rabelais, c’est le mélange entre des éléments très prosaïques et très spirituels. J’avais lu un article sur Léonard de Vinci où on disait qu’en fait, ce qui profondément génial chez lui, c’est qu’il faisait le pont entre des domaines qui n’avaient rien à voir entre eux. Je crois énormément à ça. J’aime être curieux, éclectique, la musique, la mode, la politique m’intéressent, et c’est aimant ces choses différentes qu’on peut les rassembler. La grande idée de Léonard de Vinci, c’était de partir de l’observation, dans la technique, dans la médecine, dans la nature et de voir comment, à partir de là, la créativité existe. J’opterais pour cet esprit-là, qui n’est pas vraiment français.

Et votre prochain film, vous avez une idée, un projet ?

C’est un film qui est essaie de parler du futur, de façon un peu moins traditionnelle que d’habitude, parce que la science-fiction devrait être le contraire du conventionnel et le lieu de tous les possibles : en somme, une réponse au Péril jeune, qui parlait de nostalgie. Là, j’essaie de voir si on peut encore entretenir des illusions aujourd’hui.