CINELIVE - Juin 2000 - AUTEUR : Par Bérénice Balta
Dans les petits papiers de Klapisch ou Bonne pioche !
L’auberge espagnole, le dernier film de Cédric Klapisch, est composée comme un puzzle ou une mosaïque, selon que l’on est plutôt du Nord ou du Sud de l’Europe. Alors, pour rester dans le ton, on lui a proposé de piocher dans un chapeau multicolore une vingtaine de petits papiers… Dessus, une phrase, une question, une citation… De ce méli-mélo va se dessiner les contours d’un portrait parfois inattendu. Attention, les jeux sont faits… Rien ne va plus !
Par Bérénice Balta
1>>>Après coup, quel regard portez-vous sur ce qui s’est passé aux dernières élections ? (A chaque “pt’it papier” tiré, Cédric Klapisch lit à voix haute. De temps à autre il prend quelques grosses secondes de réflexion…)
J’ai décidé, sur ce film, justement parce qu’il a beaucoup de correspondances avec ce qui se passe actuellement, de plutôt me taire sur le sujet. Cela étant, c’est presque gênant pour moi de voir à quel point il prend un autre sens, et d’une façon très positive, puisque que c’est l’histoire d’un Français qui apprend à être un étranger. Etre étranger cela arrive donc même à des français. (rires)
2>>>Quels sont les cinéastes qui vous fascinent, les auteurs que vous aimez, les artistes que vous admirez ?
Fellini incontestablement ! Il est loin devant parce qu’il associe tout ce que représente le cinéma : des acteurs, des histoires, des musiques, et que c’est à la fois drôle et triste. Sinon, Hitchcock, Kurosawa, Woody Allen, Scorsese, Almodovar. J’ai des goûts assez éclectiques. En littérature, il est facile de dire que les grands auteurs du XXe siècle sont Proust et Céline. Mais je m’aperçois, finalement, que ceux qui m’ont touchés, sont des gens plus “mineurs” comme Vian ou Pérec..
3>>>L’Europe, le Monde, quelle importance aujourd’hui ?
Il y a une espèce de cheminement de l’histoire qui fait qu’à une époque on pensait les choses à une autre échelle. On était dans un village, dans une famille dans une ferme… Comme dans "Le monde de Martine". [livre pour enfants que Xavier (Romain Duris), affectionne particulièrement, NDR] On peut regretter cette échelle, mais la mondialisation n’a pas que du mauvais. On voyage, on prend l’avion, la culture africaine ou américaine est présente en France, la culture française ou africaine est présente aux Etats-Unis. Tout circule. Quand on parle de mondialisation, on ne parle que du capitalisme, qui fait que les marchandises circulent plus que les cultures et les hommes. C’est cette tendance qu’il faut inverser.
4>>>Six longs métrages et quelques courts, une filmographie que vous voyez comment ?
Je ne peux plus faire un film sans penser à l’ensemble, ce qui donne un côté mosaïque que l’on retrouve dans L’auberge espagnole. Quand je fais un film, il n’est plus comme quand je n’étais rien du tout, au temps du Péril jeune. Maintenant, tous s’inscrivent dans une lignée. Pourtant, j’ai eu envie de faire un film différent à chaque fois, et je crois que c’est assez réussi. Ce qui est intéressant c’est que c’est une démarche pour aller vers l’extérieur, aller au-delà de moi.
5>>>La technique ?
C’est une question intéressante par rapport à ce film parce qu’il est éminemment technique sans que cela se voit. C’est comme Chacun cherche son chat, c’est du “faux vrai” et derrière, il y a quelque chose de très mathématique. C’est assez bizarre de voir que dans le cinéma, on peut atteindre la poésie avec quelque chose qui ne l’est absolument pas. Dans l’Auberge espagnole, la scène de la panne d’électricité est filmée avec la seule lumière d’une allumette. Cela fait penser à la peinture classique de De La Tour. Pour cela, il est nécessaire de connaître la technique. Ensuite, on s’amuse à créer des émotions simplement en réglant un niveau sonore, une intensité lumineuse.
6>>>La vidéothèque idéale.
C’est très éclectique. Il y a par exemple La harpe de Birmanie de Kon Ichikawa, un cinéaste japonais. Un singe en hiver ou Les valseuses sont des films extrêmement importants pour moi, pourtant, ils ne sont pas reconnus comme Citizen Kane par exemple. Il y a des films de Jacques Becker qui comptent pour moi, les premiers films de Fellini, Les nuits de Cabiria, est un film que je revois beaucoup, ce sont des œuvres qui m’exaltent et qui m’écœurent parce que j’en suis tellement loin ! Les Marx Brothers aussi ! Je dis souvent que c’est comme le dentiste : il faut les voir au moins une fois par an.
7>>>Cédric Klapisch
(Introspectif) Qui êtes-vous Cédric Klapisch ? (rires) Il y a une phrase de Vian qui dit : “Et à un moment, je me suis mis à ressembler à Boris Vian, d’où mon nom.” Et bien, je suis peut-être en train de ressembler à Cédric Klapisch. (rires) Je ne sais pas, je viens d’avoir 40 ans. Il y a un aboutissement, je me mets à ressembler à ce que je suis réellement, à être sincère avec moi-même, à savoir qui je suis. A ne plus essayer de se mentir parce que c’était une perte de temps.
8>>>Acteurs, actrices, un quatrième film avec Romain Duris...
Waouh ! Ça commence à devenir sérieux entre nous… (rires) Je crois que c’est un décollage, c’est à dire que ce qui se passe dans le film, c’est aussi vrai pour lui. Notre rencontre remonte au Péril jeune, il avait 19 ans. Il n’avait jamais joué et on a démarré ensemble. Je trouve assez touchant que son parcours et le mien se croisent régulièrement.
9>>>Deux caméos à repérer : Zinedine Soualem et vous-même…
Zinedine est dans tous mes films. Donc il est condamné à apparaître dans tous les suivants. Inch’ Allah… Pour moi, c’est un principe qui remonte à mes premiers courts et je trouve assez amusant de se voir vieillir, de voir la tête que j’avais à une certaine époque. C’est une manière de signer le film. Il y a d’autres acteurs qui m’attirent. Mon problème c’est que j’aime les acteurs avec lesquels je tourne. Par exemple, je suis très triste de ne pas avoir retravaillé avec Karin Viard, Darroussin ou Lucchini. J’ai autant de souffrance à ne pas prendre les acteurs auxquels je pense que de plaisir à travailler avec ceux qui sont dans mon nouveau film.
10>>>“C’est chiant l’amour, je trouve ça dur” (dixit Xavier à une copine)
Il y a des résonances difficiles avec ma vie actuelle. Je ne dirais pas que c’est chiant, parce que c’est vachement beau l’amour. C’est juste très difficile à vivre à appréhender. Mais dans le film, j’aime bien la phrase parce que pour un garçon de 25 ans, c’est vraiment un apprentissage et ce qui est beau dans l’amour, c’est qu’on a jamais fini d’apprendre. Le plus dur c’est de vivre en phase avec ce sentiment.
11>>>Ce que vous rêvez de réaliser un jour, ce que vous ne voudriez jamais faire…
J’aimerais faire un beau film un jour. Je ne sais pas si celui-là en est un, mais je préfère rêver qu’il n’est pas encore fait. Il y a une expression de Jean-Pierre Bacri que j’aime bien c’est : “J’aime pas les gens qui tirent le frein à main.” J’aimerais bien ne pas tirer le frein à main !
12>>>Un casting comme celui de L’auberge espagnole, c’est un casse-tête ?
C’est clair ! Ce casting international a été le cœur du film. Le voyage lié au casting m’a permis de trouver des acteurs des quatre coins de l’Europe. J’essayais d’éviter les clichés propre à chaque nationalité, je ne voulais pas donner de caractéristiques géographiques aux gens. La difficulté était de “typer” les nationalités sans paraître caricatural et donc raciste. En outre, c’était intéressant de voir qui sont les acteurs européens d’aujourd’hui. Par exemple, on peut constater que la situation des acteurs italiens est certainement plus difficile que dans les années 60. Rien que pour cela, c’était intéressant de faire ce voyage.
13>>>"Le monde de Martine", les influences de l’enfance, la BD.
" Le monde de Martine", c’est celui de l’enfance, de la simplicité… Mais, cette simplification, il faut l’abandonner en grandissant. C’est ce que va apprendre Xavier. Je pense que le "Monde que j’essaye de faire dans mes films en ayant un regard enfantin sur le monde. Il y a un côté BD qui intervient. Des gens comme Tardi, Goscinny, Reiser sont des gens importants pour moi.
14>>>Ni pour, ni contre bien au contraire…
J’aime bien la notion de paradoxe. Par exemple, la philosophie Zen marche par paradoxe, certaines blagues juives reposent sur des paradoxes. Cela amène quelque chose de spirituel, drôle et cérébral et j’aime ce double sens du mot spirituel. Mais finalement je ne retiendrai pas ce titre pour mon prochain film. Je cherche un titre qui soit plus évocateur d’une image que d’une idée.
de Martine"… c’est le monde de Le Pen. Quand on dit que les étrangers prennent le travail des Français, que les hommes politiques sont des pourris, on est dans la simplification, dans l’absence de nuance alors que la maturité, c’est l’apprentissage de la complexité. Il faut être sincère vis-à-vis de son enfance, ce n’est pas parce qu’on grandit, qu’on mûrit, qu’il faut oublier l’enfant qui est en soi. C’est cela qui est compliqué à gérer. C’est cela
15>>>Les mélanges, c’est bien ?
OUI ! (rires) Que ce soit Ali Farka Touré, Les Beatles qui ont filé en Inde ou la double culture de peintres comme Dali ou Picasso, le mélange est fondamental. Ce film est une publicité pour Erasmus, il faut que les jeunes voyagent et se mélangent !
16>>>Engagement, que vous inspire ce mot ?
J’ai vécu une période, que j’ai traitée dans Le péril jeune, où la jeunesse était engagée, puis dans les années 80 elle s’est désengagée. Aujourd’hui, on est certainement en train de vivre quelque chose issue du désengagement. Donc, il y a une nécessité d’engagement parce que c’est aussi un apprentissage et le fait d’aller à une manif – contrairement à ce que dit M. Juppé – permet d’apprendre des choses. S’engager, ça veut dire ne pas laisser les autres faire les choses pour vous.
17>>> Vos couleurs...
J’aime les couleurs dans leur diversité, par contre j’ai appris à éviter d’être perroquet dans mes films grâce à Bonnard et Matisse. Avec eux, on voit à quel point, quand on aime la diversité des couleurs, on ne peut pas les associer n’importe comment. Ainsi, j’ai compris que le film c’est la gestion du bordel organisé. On voit comment le violet, va avec l’orange, puis comment l’associer au vert. Ce mélange, on le fait ensuite avec les langues et les acteurs. Là aussi, c’est très technique, mais c’est un jeu inépuisable que je n’ai jamais envie d’arrêter...
ECRANNOIR.COM - Juin 2000 - AUTEUR : Par Hervé
L'Auberge espagnole apparaît dans une certaine mesure comme une suite du "Péril jeune" : après les années lycées, les années fac. Comment vous est venue l'idée de réaliser ce film ?
Si il semble avoir une continuité entre ces deux films, ce n'est pas une volonté première de ma part. Par contre, L'AUBERGE ESPAGNOLE s'inspire de faits réels. J'ai en effet une sœur de sept ans de moins que moi qui a commencé des études d'architecture à Paris avant de profiter du programme Erasmus pour les poursuivre à Barcelone. Je suis allé lui rendre visite durant une semaine et ce que j'ai vu m'a non seulement séduit mais fait rigoler. Elle vivait au milieu de six personnes de sa génération, de nationalité différente. Devant la multiplicité des langues, des nationalités, j'avais surnommé cet endroit charmant L'AUBERGE ESPAGNOLE. D'où le titre du film.
Comment avez-vous vécu cette expérience ?
Tout ceci faisait vraiment plaisir à voir : il s'agissait de la première génération européenne qui coexistait. A l'époque c'était une vraie découverte de voir ce mélange de confusion et d'harmonie qui émergeait de l'ensemble, et sur lequel le film s'attarde beaucoup. Je trouvais intéressant d'étudier entre l'état post-adolescent et l'Europe. Le côté discontinu des choses, l'absence de logique dans une vie, une journée : voilà un sujet que je trouvais intéressant à traiter. Je reste convaincu que les évènements sont de plus en plus interrompus, surréalistes. Dans mon film, il y a souvent une conversation qui en coupe une autre, un téléphone portable qui sonne, on passe facilement d'une langue à l'autre ...L'apprentissage de Xavier (incarné par Romain Duris – NDLR) n'est pas forcément négative : il a envie d'une certaine logique et en même temps il apprend à vivre avec sa vie discontinue. L'AUBERGE ESPAGNOLEraconte comment on peut arriver à vivre bien dans un monde dépareillé.
Comment avez-vous opéré pour l'écriture du scénario ?
Voilà cinq ans j'avais une copine qui faisait des études de dessin et était partie également à Barcelone dans le cadre d'Erasmus. Je suis allée la voir régulièrement. Le film est également né de ces allers-retours. Par ailleurs je me suis beaucoup documenté sur les étudiants qui bénéficient du système Erasmus. J'ai pu ainsi inventer une histoire qui repose plus sur une construction dramatique que sur un réel enchaînement de souvenirs.
J'ai écrit le scénario en douze jours, deux mois seulement avant le tournage.Le scénario a été constamment réécrit à partir de ces douze jours. C'est ainsi que pendant la préparation, les gens qui travaillaient avec moi attendaient les pages du scénario pour pouvoir organiser les repérages, effectuer le casting …Tout se faisait au jour le jour, au fur et à mesure. Et cette situation a continué pendant le tournage. J'aime travailler dans cette ambiance où l'improvisation de dernière minute a encore sa place.
Pourquoi avoir choisi particulièrement le programme Erasmus ?
Le programme Erasmus existe depuis maintenant une dizaine d'années et permet d'aller faire des études dans d'autres pays d'Europe. Créé de manière institutionnel et politique, Erasmus est à mon sens un moment de vie extraordinaire. Je pense qu'il crée une nouvelle génération d'esprits, plus ouverts sur le monde et par conséquent plus enrichissant d'un strict point de vue personnel. Avoir entre 20 et 25 ans et partir faire ses études à l'étranger, c'est une expérience de vie que je souhaite tout le monde. On en revient profondément changé.
Avez-vous écrit le personnage de Xavier en pensant à Romain Duris, avec qui vous avez déjà tourné quatre films ?
Tout à fait. Romain n'avait jamais joué ce genre de personnage, aux antipodes de ce qu'il avait déjà joué, à savoir ces personnages de parisiens branchés ou extrêmes. Le but ici était justement de ne dépeindre un mec ni extrême ni branché, mais au contraire super normal voir carrément un peu niais. Pour cela, il fallu transformer Romain physiquement. Au départ il a eu du mal à accepter de se couper les cheveux mais dans un deuxième temps il a compris qu'il s'agissait d'une bonne direction pour lui. Il a par ailleurs dû apprendre l'espagnol, langue qu'il ne connaissait pas, en deux mois en suivant des cours intensifs.
Et en ce qui concerne les autres personnages, comment avez-vous procédé ?
Avant même d'écrire le scénario j'ai réalisé un casting à Rome, Copenhague, Londres, en Espagne et en Allemagne. Dans chaque pays un directeur de casting était chargé d'effectuer une présélection. Avec Bruno Lévy on voyait environ une trentaine de personnes en deux jours. Un vrai marathon ! On en choisissait un et parfois même deux ou trois. Dans un premier temps je leur écrivais un texte représentatif du personnage qu'ils allaient incarner. Romain Duris, qui savait déjà qu'il tiendrait le rôle principal, a fait le tour de l'Europe avec nous afin de donner la réplique à ses futurs partenaires.
Comme je partais d'un individu pour construire le personnage, il y avait une dose de caricature nécessaire pour représenter son pays.
Comment avez-vous réussit à diriger tous ses acteurs de nationalités différentes ?
Tous les comédiens parlaient anglais. Et quelques-uns parlaient français dont le danois, l'allemand, l'espagnole. Déjà que la direction d'acteur est un exercice difficile en soi, imaginez dans une langue étrangère ! Le film était devenu une sorte de Tour de Babel où je parlais une sorte de "Gloubi Boulga" international.
Audrey Tautou fait également ce qu'on pourrait qualifier d'"apparition" …
A l'époque où je l'ai engagée, "Le fabuleux destin d'Amélie Poulain" n'était pas encore sorti. Au moment du tournage sa vie n'était pas la même qu'aujourd'hui ! Cela faisait plusieurs fois que nous devions travailler ensemble et elle avait très envie de participer à L'AUBERGE ESPAGNOLE d'une manière ou d'une autre. J'ai adoré travailler avec elle, car Audrey a une personnalité très forte. Je dis d'ailleurs toujours d'elle que c'est un tank qui se cache dans une théière en porcelaine.
Pourquoi avoir choisi de tourner avec une caméra numérique ?
Pour l'instant seuls Pitof (réalisateur de "Vidocq – NDLR) et George Lucas ("Star Wars") avaient utilisé le format HD Cam. Mais je ne voulais pas faire le même genre de film. On note en ce moment une petite révolution technologique qui fait que l'on peut filmer différemment, à l'instar de la scène de la panne d'électricité où l'on peut se permettre de filmer avec pour seule source lumineuse un briquet. J'ai profité de ce support pour effectuer des accélérés, inclure des trucages impossibles en 35 mm. Ce nouveau format permet une liberté formidable et incroyable.
MONSIEURCINEMA.COM - Juin 2000 - AUTEUR : Par Jean Luc Brunet
Le film respire le « vécu ». Qu’en est-il réellement et comment l’avez-vous écrit ?
Il y a deux inspirations pour le film. D’une part, je suis allé voir ma sœur qui a fait « Erasmus » il y a une dizaine d’années. Elle était à Barcelone où elle partageait un appartement avec 5 personnes. Suite à un séjour d’une semaine là-bas, je me suis dit que ce serait vraiment un sujet de film super drôle, donc j’ai repris cette vieille idée et je l’ai nourrie du fait que, moi aussi, je suis parti deux ans à New York. J’y ai vécu le fait d’être un étranger aux Etats-Unis. J’ai habité en colocation et j’ai vécu un certain nombre de choses qui, dans le film, sont totalement autobiographiques. Par exemple, l’histoire avec la lesbienne est une histoire vraie, celle avec le personnage de Anne-Sophie aussi, même si elle est développée un peu différemment dans le film. Cette manière de pratiquer s'applique à mon travail en règle générale. Dans CHACUN CHERCHE SON CHAT ou LE PERIL JEUNE, par exemple, il y a beaucoup de choses que j’avais vécues et que je transforme. La fiction fait que lorsqu’on fabrique une histoire, on puise dans le réservoir des souvenirs.
Dans le contexte actuel, le propos de L'AUBERGE ESPAGNOLE prend une réelle résonance politique avec notamment la scène emblématique où Anne Sophie trouve que Barcelone fait « assez tiers-monde ». Vous en aviez conscience lorsque vous avez tourné le film ?
C’est marrant parce que le film s’est beaucoup construit de manière inconsciente et je n’avais pas remarqué qu’effectivement cette scène est complètement emblématique du film, sur le fait qu’on ne voit pas à quel point le tiers-monde est partout. Il y a des gens qui n’aiment pas le métissage et qui ont envie de propreté dans tous les sens du terme. Le film fait l’apologie du métissage, du mélange et de ce qui est « sale ».
Je suis assez d’accord sur le fait que c’est un film qui parle beaucoup de politique même s’il n’en a pas l’air. Je pense que c’est une façon de faire réfléchir tout en étant dans la fiction, même si je ne l’avais pas prévu comme ça puisque j’ai fait le film il y a un an. Je ne pouvais prévoir ni le résultat des élections ni tout ce qui s’est passé, mais on est toujours bizarrement en cohérence avec son époque, avec l’histoire. C’est toujours étrange de voir, avec 50 ans de recul, à quel point, par exemple, les films de 1938 parlent de la guerre, de ce qui va arriver. On s’aperçoit qu’on est totalement inscrit dans son époque et qu’on est esclave de ce qui se passe autour. Le contexte social a sans aucun doute nourri ce film.
Le personnage du jeune Anglais qui met en permanence « les pieds dans le plat » vous permet de jouer avec les clichés nationaux tout en les détournant...
C’est sûr que c’était pratique avec ce personnage de dire ce que tout le monde a en tête, « Les Allemands sont très ordonnés, les Italiens sont bordéliques », et de voir à quel point il se trompe. Tout dépend de la personnalité de chacun. Evidemment il y a des types nationaux mais en même temps on ne peut pas catégoriser et caricaturer les gens comme ça. Le monde est heureusement plus complexe. Lorsque j’ai fait le casting à travers l’Europe, j’ai fait un peu comme Xavier en fait : je suis allé à Copenhague, à Rome, à Londres, Barcelone. La rencontre avec une trentaine d’acteurs dans chaque pays m’a donné un panorama de qui sont les jeunes aujourd’hui et de ce qu’ils cherchent, même si ceux-là étaient avant tout des acteurs.
L’AUBERGE ESPAGNOLE marque votre quatrième collaboration avec Romain Duris. C’est une vraie fidélité et une nouvelle étape...
Disons que notre collaboration sur LE PERIL JEUNE s’était bien passée mais elle avait été trop rapide parce que le tournage n’a duré qu’un mois. Ensuite les choses se sont prolongées assez longtemps puisque le film est finalement sorti au cinéma. Après, on s’est revu et c’est sur CHACUN CHERCHE SON CHAT qu’il s’est passé des choses un peu plus en profondeur. On est devenus amis et tout ce qui s’est passé sur PEUT-ETRE a été une expérience très forte pour nous deux. Je n’avais pas envie que ça s’arrête là. Il y a une espèce de chemin très évolutif parce que les choses n’étaient pas du tout pareil au moment du PERIL JEUNE que sur L’AUBERGE ESPAGNOLE, où il est plus acteur. Notre rapport a beaucoup évolué en raison de notre amitié. On se nourrit beaucoup du fait qu’on se voit souvent. Chacun sait ce que l’on pense l’un de l’autre, du coup je dis le début d’une phrase et il sait ce que je vais dire à la fin. Notre complicité fait que le travail est extrêmement facile avec lui. Plus on connaît un acteur, plus on peut arriver à lui faire composer un personnage. Je savais qu’il pouvait jouer Xavier avec ce côté effectivement réservé, voire niais ou coincé, et du coup il est touchant parce qu’il y arrive mal. Xavier est certainement moins à l’aise dans la vie que Romain Duris !
Aviez-vous une idée précise de ce à quoi allait ressembler ce tournage ? Et quel souvenir en garderez-vous ?
Le tournage ressemblait beaucoup à l’histoire. C’était un bordel organisé parce que pour fabriquer du faux désordre il faut être assez ordonné. Pour arriver à fabriquer cette espèce de squat bordélique avec plein de gens de nationalités et de langues différentes, on a intérêt à dire des choses précises à chacun. C’était compliqué mais assez joyeux ! J’en garde un souvenir très différent des autres films, parce que lorsqu’on s’est lancé dans l’expérience personne ne savait ce que ça allait donner. Le jour où on s’est retrouvés avec tous les acteurs européens, c’était presque mythique. J’avais dit que la seule façon de faire ce film, sans devenir dingue, c’était de le faire avec du plaisir. Et c’est ce sentiment qui a dominé le tournage. On a beaucoup rigolé. Dés qu’on ne se comprenait pas, dés qu’il y avait un problème, un conflit, on en riait. Tout le monde était dans cet état parce qu’il y avait quelque chose d’absurde dans la situation de départ, et du coup je n’ai jamais eu autant de plaisir à tourner un film, il n’y a jamais eu de trac, de pression. On tournait vite, on était très actifs, mais tout ça dans le bonheur. C’est un film très, très heureux quoi !